Compte-rendu de la table-ronde
« L’Europe centrale face aux risques : réinventer la solidarité ? »
Nuit des idées 2021, CEFRES, IFP, 28 janvier 2021

par Jeanne Besse-Corfa, étudiante à l’ESSEC, stagiaire au CEFRES

Le 28 janvier 2021, le CEFRES, en collaboration avec l’Institut français de Prague, a tenu, en présence de l’ambassadeur de France en République tchèque Alexis Dutertre, une conférence pensée autour du thème de cette Nuit des Idées 2021 : « Proches ». Le sujet du débat, « L’Europe centrale face aux risques : réinventer la solidarité ? », a réuni Thomas Serrier, historien, professeur à l’Université de Lille, coéditeur (avec Étienne François) de Europa. Notre histoire, publié aux éditions des Arènes en 2017, Michał Kozłowski, philosophe, professeur associé de l’Université de Varsovie, auteur dans l’édition polonaise du Monde diplomatique et Saša Uhlová, journaliste indépendante basée à Prague. Cette conférence, modérée par Jérôme Heurtaux, directeur du CEFRES, avait pour objectif de repérer les enjeux auxquels sont confrontés les pays européens, en particulier en Europe centrale et de proposer des pistes pour y faire face. Réchauffement climatique, pression migratoire due à la guerre, à la misère et aux évolutions environnementales, résurgence du nationalisme, phénomène terroriste, les crises sont multiples. Si certaines s’inscrivent dans la durée, d’autres frappent par leur nouveauté : c’est le cas de l’actuelle pandémie et de ses effets sociaux, économiques ou psychologiques. Les pays d’Europe ont de tout temps été confrontés à des crises, mais d’aucun peut avoir le sentiment aujourd’hui, pour la première fois depuis 1945, d’une accumulation et d’un enchevêtrement. L’objet du débat est donc d’identifier ce qui fait obstacle à leur résolution mais surtout de penser ensemble des modalités de confrontation et de dépassement de ces crises en réfléchissant à des formes de solidarité renouvelées, ambitieuses et inclusives.

 Thomas Serrier : les enjeux mémoriels et géographiques

Co-éditeur et co-auteur d’un ouvrage consacré aux enjeux mémoriels européens, Thomas Serrier ouvre ce débat en rappelant qu’au cœur de la réflexion sur la solidarité en Europe se trouvent la question des mémoires européennes ainsi que celle de la géographie du continent. La mémoire européenne, si tant est qu’elle ne soit pas tout simplement introuvable, nous dit Thomas Serrier, est au moins plurielle. De ce fait règne en Europe, à l’instar de l’Allemagne réunifiée dans les années 1990, une tension entre « un désir d’histoire, un besoin d’écoute, une volonté d’empathie » et « une difficulté à comprendre l’autre », lorsqu’on n’a pas fait l’expérience dans sa chair du même vécu que lui. Pour comprendre le rôle des mémoires dans la construction européenne, il est nécessaire de s’attarder sur « l’expérience du vécu » pour éviter de laisser paraître l’illusion une « histoire unitaire de l’Europe » qui n’existe pas, pas plus que n’existe une « mémoire unitaire ». Toute lecture qui proposerait une vision harmonieuse de l’histoire, nous dit Thomas Serrier, provoque généralement la « cacophonie ».

D’après Thomas Serrier, il faut davantage voir l’histoire de l’Europe comme une articulation entre « une matrice commune » et « une part réservée, subsidiaire » des histoires et des cultures politiques. Là réside la possibilité de montrer et de respecter l’extrême diversité européenne tout en mettant en avant ce que Luisa Passerini appelait les « mémoires partageables ». Il conclut : « les Européens auraient tout intérêt à se laisser raconter leur histoire par d’autres ».

En reprenant les termes de Paul Valéry, « un petit cap du continent asiatique », Thomas Serrier rappelle que l’Europe est « un espace minuscule à l’échelle mondiale, et pourtant l’un des plus striés de frontières ». « Proches », les pays européens le sont effectivement, eux dont « l’expérience de proximité du voisinage » est fondamentale car elle est à l’origine de ce besoin de se raconter et de se comprendre. Mais l’Europe est avant tout un « ensemble géographique variable ». Ces « variations géographiques ont tout intérêt à être prise en compte comme étant encore à l’œuvre », pour ne pas tenter de « reconstruire, de réunifier des ensembles historiques qui ont une valeur dans un contexte ou un débat donné », mais qui, n’étant « pas fixés pour l’éternité », n’en ont plus du tout pour un autre. L’Europe centrale quant à elle est un ensemble « qui ressurgit de façon régulière, récurrente, parfois même performative ». 

Michał Kozłowski : une explication diachronique de la crise des réfugiés

Pour Michał Kozłowski, il est pertinent aujourd’hui de parler de solidarité « à partir de l’Europe centrale ». Pour ce faire, il prend pour point de départ les élections de 2015 en Pologne qui ont changé durablement le caractère du système politique polonais. Pour expliquer ce changement, Michał Kozłowski expose d’abord deux types d’explications auxquels se référer en sciences sociales : les explications synchroniques tout d’abord, dérivées des rapports de force, des situations et des dynamiques actuelles, puis les explications diachroniques, généalogiques, qui rendent beaucoup plus difficile l’identification des liens de causalité.

Après avoir rappelé le contexte dans lequel le président sortant de centre droit, ayant autorisé l’accueil de quelques milliers de réfugiés sur le sol polonais, a perdu le soutien de la population au profit du candidat d’extrême droite, Michał Kozłowski décrit la formule de solidarité exclusive et conditionnelle qui s’est affirmée en Pologne. La solidarité interne au pays, encouragée, passe par une radicale exclusion d’autrui et de l’étranger. Si ce phénomène, parfois avec une incidence moindre, a aussi joué un rôle dans d’autres pays d’Europe centrale, l’explication ne peut être pour lui « uniquement ni principalement d’ordre synchronique ». Elle se trouve aussi dans le passé, elle est généalogique. Par exemple, l’Allemagne, en ouvrant ses frontières, a réinventé son passé et s’est ainsi ouverte à un autre avenir. D’après Michał Kozłowski, il ne s’agit pas seulement d’une décision prise à l’égard d’une conjoncture particulière, contemporaine.

Revenant sur la « trajectoire historique » prise par l’Europe centrale après la Première Guerre mondiale, Michał Kozłowski précise que « ce qui caractérise l’Europe de Thessalonique à Tallinn est la logique d’établissement de camps politiques nationalistes, à travers l’exclusion, le nettoyage ethnique, et parfois l’extermination ». Pourtant, l’histoire de l’Europe centrale n’est pas du tout homogène. Avant la Première Guerre mondiale, une part significative des populations d’Europe centrale a « cherché une autre modernité » par le rejet du nationalisme exclusif, du « processus de nation building » et de « sa logique néfaste ». Si la dynamique a perdu en vigueur et en espoir avec la Seconde Guerre mondiale jusqu’à être complètement effacée de l’histoire, Michał Kozłowski insiste sur la nécessité de garder vive la mémoire des polonais, juifs, hongrois, tchèques, slovaques, roumains qui y ont contribué.

En conclusion, c’est la solidarité au prix de l’exclusion qui semble avoir été choisie en Pologne. Pourtant, le changement climatique, la pandémie actuelle, les crises du capitalisme mondial exigent moralement et rationnellement d’autres types de solidarité que celle fondée sur l’État-nation. Michał Kozłowski confirme qu’il s’agit aussi du premier défi de la solidarité en Europe centrale.

Saša Uhlová : la responsabilité des représentants politiques tchèques dans la perception de la solidarité

Dans la continuité des propos de Michał Kozłowski, Saša Uhlová s’interroge elle aussi sur les raisons pour lesquelles les Tchèques semblent si peu solidaires aujourd’hui. Soulignant qu’aucun fait social ne peut être expliqué sans réflexion complexe, elle rappelle la nécessité de recourir à des éléments diverses dont l’action conjointe influe sur le déroulement des choses et sur les décisions. Toutefois, elle avance l’hypothèse que c’est la manière dont le mot « solidarité » a été utilisé par les politiciens et les syndicats dans les discours officiels qui a influencé la manière dont la population tchèque en perçoit les implications.

Saša Uhlová, pour différents reportages, a travaillé plusieurs années dans des usines où des employés tchèques, rémunérés au salaire minimum, côtoient des travailleurs étrangers. D’après ses observations, la haine, la peur des réfugiés ou des étrangers, le racisme, qu’on aurait pu croire ancrés dans les esprits de cette partie de la population, ne le sont en fait pas si profondément. Aussi incrimine-t-elle plutôt les discours politiques, publics, entendus puis répétés par manque d’éducation et qui donnent lieu à des propos haineux ou racistes. En réalité, et dans les faits, elle nous dit avoir rencontré des personnes tolérantes, enclines à la solidarité. C’est la preuve à ses yeux que la solidarité est bien présente et que le problème réside dans la mauvaise gestion et les discours des élites, des politiciens et des partis politiques. Ce discours, qui consiste à rassurer une population qui pourrait avoir peur d’une arrivée massive de réfugiés, ou d’une capture de la richesse par des populations immigrées, masque les avantages que pourrait comporter l’ouverture des frontières. Saša Uhlová est convaincue que c’est la communication des politiciens et intellectuels tchèques qui devrait être revue pour qu’enfin les élans de solidarité, bien présents mais presque cachés, puissent être exposés et mis en valeur.

Si la mémoire européenne est introuvable et qu’elle n’offre pas de support sur lequel fonder une politique, si les gouvernants nient le principe de la solidarité européenne et si les formes de solidarité en Europe centrale sont fondées sur l’exclusion de l’autre, comment en imaginer de nouvelles ?

Des inégalités entre les pays membres

Regrettant l’expression et la place variable accordée à la solidarité selon les contextes et insistant sur le caractère de plus en plus incompréhensible des défauts de solidarité au sein de l’Union européenne, malgré les sauts d’intégration réalisés, l’ambassadeur de France Alexis Dutertre affirme sa conviction que la solidarité est essentielle entre Européens, mais qu’il est aussi nécessaire d’amener l’ensemble des partenaires d’Europe centrale à en mesurer les enjeux.

Saša Uhlová réagit aux propos de l’ambassadeur soulignant que la situation économique des Tchèques n’est pas favorable à une adhésion (inconditionnelle) à l’idée d’Europe. S’ils ne s’en sentent pas vraiment membres et s’ils n’expriment pas de solidarité, c’est d’abord en partie à cause de la conviction qu’une sortie de l’Union Européenne aujourd’hui ne menacerait pas leur stabilité, étant protégés géographiquement par les pays européens qui les entourent en l’absence de frontière partagée avec un pays non-membre. Ensuite, elle met en faute, comme elle l’a fait dans un premier temps, le discours officiel des politiques tchèques qui ont tenu l’Europe pour responsable de leurs difficultés économiques, par exemple des inégalités de pouvoir d’achat entre la République tchèque et l’Allemagne. Elle rappelle ainsi, qu’avec plus de deux millions de personnes en situation de précarité économique, souffrant notamment de surendettement, une grande partie de la population tchèque dépend de mécanismes de solidarité sociale, auxquels elle n’a cependant pas toujours accès.  C’est la raison pour laquelle, selon Saša Uhlová un discours français ou allemand, sur la solidarité européenne est mal reçu par une population qui ne se sent pas considérée ni aidée par cette Europe qu’on lui demande de défendre.

Michał Kozłowski apporte une précision pertinente sur le discours de nature populiste ou eurosceptique qui présume que l’absence d’Europe augmenterait automatiquement les salaires tchèques, ou bien ferait baisser ceux des pays riches. En réalité, ce que décrit Saša Uhlová ressemble à certains égards à la situation entre les États américains où, bien que le pays soit divisé à l’heure actuelle, la légitimité de l’État fédéral est peu mise en cause. Pour lui, le problème fondamental est que l’Union européenne est un projet « historiquement bizarre » car, d’un côté, il ressemble à un empire qui, dans un processus d’expansion transactionnelle, s’étend en proposant un même statut aux habitants de pays différents ; mais d’un autre côté, cette institution manque de légitimité, de par sa posture technocratique, non-impériale et souveraine. C’est ce qui explique pour lui la difficulté qu’elle rencontre à tenir sa position.

Michał Kozłowski complète aussi le propos de Saša Uhlová , soulignant que ces grandes inégalités sont économiques mais aussi géographiques. C’est ce que confirme le commentaire d’un spectateur d’Athènes qui rappelle que pour adhérer au projet et s’intéresser à l’avenir de l’Europe, il faut pouvoir se sentir européen, ce qui n’est pas le cas des jeunes Grecs, par exemple, qui se sentent trop loin géographiquement de ce qu’ils considèrent être l’Europe, à savoir l’Europe occidentale.

L’ambassadeur Alexis Dutertre est aussi intervenu sur cette question en rappelant que le sentiment de ne plus être partie prenante est en effet un obstacle à la solidarité à l’intérieur même des États, puisqu’il écarte la population du projet national, mais également interétatique, où il entretient l’idée que le sentiment d’appartenance à l’Europe n’est pas partagé mais réservé à certains. C’est une force hostile à la solidarité contre laquelle il faut lutter, notamment en rappelant que le mythe de la technocratie et d’une Bruxelles désincarnée, ne doit pas primer sur la réalité, c’est-à-dire que ce qui se fait à Bruxelles, à la table de l’Europe, se fait pour ceux qui sont à Prague, à Athènes, ou ailleurs sur le continent.

L’échelon européen face au reste du monde

Confrontés à des crises qui les dépassent, « le défi climatique, celui de la souveraineté numérique, du cyberespace, des espaces maritimes », les États européens ont tout intérêt à faire entendre une voix européenne, solidaire, face à un monde qui ne partage pas toujours leurs règles. « Seul l’échelon européen est pertinent » face à ces défis mondiaux, insiste Alexis Dutertre. Reste aujourd’hui à savoir si l’Europe est capable de « faire ses choix pour elle-même », avec une « autonomie stratégique », dans un esprit de solidarité face à un monde hostile. Il s’agit d’une direction que nous devons prendre de par notre identité européenne, et non pas de manière imposée.

Thomas Serrier, suite à cette intervention, revient sur l’image que les Européens ont d’eux-mêmes face au reste du monde. Il remarque que ce rapport prend toute son importance dans les propres divisions internes des Européens. Que la discussion se soit vite axée sur la crise des réfugiés de 2015 n’est selon lui pas anodin : c’est « souvent le rapport aux grands voisins qui fonctionne comme une matrice de solidarité ou d’éparpillement, chacun choisissant son intérêt propre ».

Jérôme Heurtaux note, par exemple, que lors de l’achat des vaccins contre la Covid-19 aux laboratoires pharmaceutiques, l’Europe a été critiquée par l’extérieur pour avoir donné l’impression de chercher à accaparer les vaccins et a ainsi fait figure de bloc, d’espace intégré solidaire, en raison d’un manque apparent de solidarité avec les zones hors Europe. Alexis Dutertre estime que c’est peut-être effectivement cette confrontation avec l’extérieur qui va permettre de se sentir plus européen.

D’autant plus que, comme l’explique Thomas Serrier, cette crise est singulière du point de vue de sa narrativité. Les crises précédentes (celle de l’euro, des réfugiés) faisaient apparaître une distribution des rôles entre États européens fondée sur des stéréotypes, laissant « ressortir le côté insupportable des uns et des autres », même lorsqu’on cherchait à l’atténuer grâce à des mécanismes de coopération intergouvernementale. Le caractère nouveau de la crise de 2020 vient du fait qu’elle n’a pas abouti à ce « retour réflexe et schématique des rôles ». Les expériences relativement similaires des États n’ont pas engagé de « faute ou de responsabilité d’européens vis-à-vis d’autres européens », ce qui a remis les choses à plat.

Retrouver l’optimisme : changer d’échelle

Après une discussion parfois pessimiste et une critique forte des États-nations, Jérôme Heurtaux a rappelé que ces derniers étaient apparus, historiquement, du fait de l’institutionnalisation des liens d’interdépendance entre les individus sur un même territoire (fiscalité, développement de l’industrie, d’une presse nationale, d’infrastructures de transport, etc.), sur les bases desquels avait pu se déployer un État-providence et donc des mécanismes de solidarité.

Il semble qu’une manière assez immédiate de retrouver de l’optimisme soit de changer de point de vue. Selon Saša Uhlová, la solidarité existe en Europe et au sein des États-nations, comme d’ailleurs en République tchèque ou encore en France, comme le précise Jérôme Heurtaux. On a parfois vu une réglementation qui pénalisait l’aide aux réfugiés et pourtant, dans les villages, la mise en place d’initiatives très solidaires.

Thomas Serrier partage cette nécessité de décaler le regard, ne pas rester fixé sur des prises de position officielles et nationales. En effet, il observe lui aussi qu’une part de la société civile manifeste et se désole de cet état de fait. À l’échelle des États-nations, la logique de l’égoïsme national est parfois inévitable pour le dirigeant qui, parce qu’il est sujet à comparaison, doit montrer que sa priorité est l’intérêt de son pays et de ses concitoyens. Cela n’efface pas les solidarités et initiatives au niveau local.

Pour ouvrir les perspectives, Michał Kozłowski propose de voir la solidarité comme une mesure. La capacité à faire preuve de solidarité quand c’est nécessaire doit être vue comme un « symptôme » et non un principe de gouvernement, contrairement à la justice sur laquelle doivent se fonder les sociétés.

 

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