Claudia Moatti : Res publica. Histoire romaine de la chose publique. Fayard, 2018

Un compte rendu par Hana Fořtová, Filosofický ústav AV ČR (Institut de philosophie, Académie tchèque des sciences)

Claudia Moatti, professeure d’histoire romaine à l’Université de Paris 8 et à la University of Southern California, est connue pour ses recherches qui portent tant sur la culture et l’histoire de la Rome antique, principalement sur la période allant de la fin de la république au commencement de l’empire, que sur la pensée politique romaine proprement dite. Son dernier livre, dont le maître mot de la pensé politique romaine forme le titre, explique les transformations de cette notion pendant les périodes « républicaine » et impériale grâce à une précieuse analyse du langage romain du politique.

Le livre s’ouvre sur ce constat paradoxal : « les Romains ne savaient pas qu’ils vivaient dans une ‘république’ » (p. 7). Si les philosophes et historiens du « républicanisme » (tant dans le passé qu’aujourd’hui) cherchent l’origine fondatrice de cette théorie de la pensée politique dans l’antiquité, les Romains eux-mêmes ne percevaient pas leur res publica comme un régime spécifique opposé à la monarchie. Cette conception tient en effet ses origines des humanistes italiens. « Pour les Anciens, ni l’expulsion des rois en 509 avant notre ère ni l’attribution du titre d’Auguste en 27 n’avaient mis un terme à leur res publica, même s’ils reconnaissaient que ces événements changeaient quelque chose à leur organisation politique. » (p. 7–8).

Une autre remarque préliminaire : au début de sa quête sur les modifications du sens de la notion de la république, l’autrice nous rappelle l’originalité du vocabulaire politique romain : « Les Romains, qui empruntèrent tant de choses à la Grèce, lui laissèrent ses catégories politiques : tout en connaissant les régimes que leurs prédécesseurs en philosophie politique avaient tenté de dégager, les trois formes pures (aristocratie, monarchie et démocratie/politeia) et leurs formes dégénérées, ils choisirent de garder leurs propres termes, civitas, populus et res publica, plus aptes à dire leur conception du public et de la communauté politique – toutes conceptions que les Grecs ne réussirent jamais à traduire précisément. Les Modernes, au contraire, ont simplement adopté la langue politique des Grecs et des Romains » (p. 10). Certes, il ne s’agit pas d’une remarque originale, plutôt d’un constat, mais d’un constat d’autant plus nécessaire que même aujourd’hui, il ne va pas toujours de soi de considérer la pensée politique romaine comme originale par rapport à l’héritage grec.

 Outre ce constat, Moatti s’efforce dans son ouvrage de saisir le sens de la notion de res publica par une analyse linguistique et par une description des pensées et des pratiques politiques des Romains qui va à l’encontre de l’interprétation prévalant aujourd’hui. Selon Moatti, aussi bien Cicéron qu’avant lui Polybe (qui écrivait en grec mais dont la description de la constitution romaine dans ses Histoires est la première tentative, désormais classique, de saisir le principe de la constitution romaine) étaient guidés par un souci « idéologique » : défendre une certaine conception de la « chose publique » dans les combats politiques de leur époque. Moatti ne reprend pas à son compte l’idée de la « concorde » entre les trois éléments qui forment la république – le royal, l’aristocratique et le populaire, traduits par les institutions des consuls, du sénat puis des comices et des tribuns de la plèbe – que ces auteurs prônaient et dont le manque aurait selon eux provoqué la crise de la république romaine. Moatti avance au contraire la thèse selon laquelle ce sont des conflits, des débats et des dissensions qui ont permis de préserver la liberté « républicaine ». Cette idée est aujourd’hui liée au nom de Machiavel qui interprète ainsi l’origine de la liberté et de l’essor de la république romaine dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live (1531). Selon Machiavel, certains conflits nuisent au corps politique mais d’autres permettent le maintien de sa liberté, le vrai principe du régime républicain. Les affrontements entre les plébéiens (le peuple ; il popolo chez Machiavel) et les aristocrates (i grandi) qui ne remettaient pas en cause le régime politique en tant que tel ont été selon lui le principal facteur de prospérité de la république romaine.

L’originalité de Moatti est de déceler cette interprétation de la res publica dans le terme lui-même et dans les œuvres des Anciens (par exemple chez Caton ou chez Tacite). Son analyse linguistique du terme de res publica et de ces éléments constitutifs en livre une interprétation originale. Le mot clé est ici « l’indetérmination » qui, selon l’autrice, est à l’origine de sa polysémie. Moatti montre comment le latin se refusait à la définition des mots et concevait un terme en relation avec d’autres, Cicéron avec sa définition de res publica faisant figure d’exception. Dans le langage politique, un même mot (civitas, mais aussi res publica) désignait à la fois le lieu, la procédure et les personnes qui le formaient. Res est à l’origine un terme juridique indiquant « ce à propos de quoi on délibère ». Seulement plus tard vinrent s’ajouter les choses concrètes qui font l’objet de litige. Res recouvre donc aussi bien des choses immatérielles (les expériences, les affaires, les débats, les conflits) que matérielles (la ville, la multitude d’hommes, la propriété). Ainsi, res publica désigne à l’origine ce que les citoyens en général ont en commun, le résultat de leur interaction, « leur communauté vivante et en action » (p. 37). Selon Moatti, les ruptures institutionnelles et sociales sont ainsi présentes dès le début dans le sens que les Romains donnaient à leur cité : « La conflictualité, tout comme l’imprécision, est au cœur de la notion, ce qui suppose une pluralité d’acteurs et d’espaces de négociation » (p. 41).

Pour montrer comment ce sens originel de la « république » s’est peu à peu estompé, Moatti analyse chronologiquement les moments cruciaux de l’histoire romaine : l’activité des frères Gracques, la dictature de Sylla, la conjuration de Catilina et enfin l’avènement et l’affermissement de l’empire. Son objectif est d’expliquer comment, dans ces moments de crise, on désignait l’opposition comme un élément de plus en plus extérieur à la république, en particulier en ayant recours à du vocabulaire guerrier pour désigner l’ennemi. Ayant acquis un statut sacré, la république devint  en outre une entité abstraite, invisible. Or ce glissement de sens n’est pas anodin : il ouvre la possibilité d’exclure certains Romains de la « citoyenneté », qui cesse d’être définie par des statuts objectifs mais se trouve liée à l’intérêt public. Cela permet d’une part d’inclure des étrangers parmi les citoyens – ce fut le cas sous Sylla et en général avec l’accroissement de l’empire romain. Cela permet en revanche aussi  d’en disqualifier d’autres au nom du salut public et de la préservation de la res publica par de « vrais citoyens » – c’est ce que fit Cicéron dans ses discours et ses actes pendant la conjuration de Catilina ou lors de l’assassinat de César. Moatti désigne Cicéron comme le personnage clé du changement de paradigme de la république qui, avec lui, est perçue comme une entité juridique permettant de sacrifier certains citoyens au nom de l’utilité commune. La multiplicité des rapports de force, inhérente à la notion de res publica à son origine, se trouve ainsi irrévocablement réduite.

Comme on pouvait s’y attendre, l’ouvrage porte une attention particulière à la période de la fin de la république. Moatti y met en opposition deux conceptions républicaines, celle de Cicéron et celle de Brutus, assassin de Jules César. Cicéron défend l’idée de la concorde des états et du maintien de l’unité de la res publica. Celle-ci est  désormais perçue comme une idée plutôt que comme l’action concrète des citoyens dans un lieu précis (les « bons citoyens » peuvent ainsi sauver la res publica même en exil car, grâce à eux, son idée survit). Cette conception justifie la mise à mort du séditieux (même sans procès) afin de conserver la patrie (pour le « salut public »). Certes, Cicéron reconnaît l’utilité des conflits au sein de la cité dans le passé, il perçoit néanmoins que les conflits de son temps ont une autre finalité,  mènent à la sédition et ainsi mettent en danger la res publica elle-même. Selon ce point de vue, le séditieux cesse d’être citoyen, privilège dont ne peuvent bénéficier que de « bons citoyens ». Brutus, comme le souligne Moatti, juge certes que les intentions de Cicéron sont « excellentes ». Il estime néanmoins qu’un citoyen demeure toujours un citoyen, quel que soit son acte. Il a toujours droit à la protection de la loi et personne ne peut être mis à mort sans jugement, excepté le tyran. Selon Brutus, il faut donc revenir au plus vite aux formes juridiques et la res publica ne peut être invoquée contre un citoyen. Il est ainsi possible de distinguer différentes conceptions de la paix, de la patrie mais aussi de la liberté. D’abord perçue comme participation active aux affaires de la cité, la liberté est désormais considérée comme simple non-domination, comme limitation des pouvoirs, voire comme le libre assujettissement du peuple accompagné de  l’autonomie individuelle de l’élite. Le livre s’achève par l’analyse de la période impériale inaugurée par le règne d’Auguste. Alors fut  reprise l’idée cicéronienne de l’unité et du consensus qui permettait de situer le règne du princeps  dans une continuité constitutionnelle. Enfin dans la période de l’empire tardif l’empereur devint une personne sacrée et l’acclamation de l’armée suppléa, à elle seule, tout acte électoral.

En conclusion, Moatti rappelle les mutations successives de la notion de res publica au cours de l’histoire de Rome. Il s’agit d’abord de la mutation de « son sens » : la notion originale est « kénotique », vide, son sens est donné par l’action des citoyens qui créent la cité pas leurs actes, leurs paroles et aussi leurs affrontements. Cette indétermination du concept est réduite à partir du deuxième siècle av. J. C. où on assiste à sa formalisation et son unification, sans que cette notion perde d’emblée tout son pouvoir « intéractif ». Selon Moatti, sa persistance est liée plus particulièrement à l’action des frères Gracques. La deuxième mutation concerne la place du peuple qui, même pendant la période impériale, demeure souverain, du moins formellement . La troisième mutation touche la place occupée par la res publica : depuis la cité jusqu’à l’empire. Enfin, la dernière mutation porte sur le contenu matériel du terme. Res publica devient la notion qui recouvre  les biens communs permettant de garantir la propriété.

Le livre offre une étude approfondie d’une des notions fondamentales de la pensée politique, l’autrice y apporte toute son érudition et, dans un langage vivant et accessible, déploie devant nous la réalité politique de la Rome antique. Le mérite du livre me paraît double. Je voudrais souligner d’une part l’importance que l’autrice donne au sens « kénotique » de res publica, au fait que c’est une notion vide que les citoyens remplissent avec leur action politique, qu’elle n’a pas de référent propre, d’où son indétermination et l’impossibilité qu’il y a à la traduire, mais aussi sa profonde originalité, parce qu’au contraire la politieiagrecque présuppose la cité. Comme l’écrit Moatti dans la Conlusion : « le monde n’existe que tant qu’il est l’objet de l’intérêt des citoyens ou de leurs conflits. D’où l’idée de la création continue de la cité, par les paroles, les grandes actions, par les divisions aussi » (p. 401). L’autrice avance enfin une thèse qui s’oppose à l’interprétation commune de la pensée politique romaine lorsqu’elle affirme que l’idée de consensus est tardive, que le conflit était à l’origine perçu comme l’essence même de la république et que l’effort de mettre en avant la concorde est une opération de la pensée renvoyant à un passé idéalisé (p. 18). Moatti actualise ainsi la recherche sur le « républicanisme » antique aussi bien que sur les idées de liberté, de patrie et sur l’action politique elle-même.

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