Compte-rendu du workshop international: La photographie ouvrière au musée. Histoire et politique d’un patrimoine en Europe centrale
Workshop international organisé par l’Institut d’histoire de l’art de l’Académie tchèque des sciences et le CEFRES, en coopération avec l’Institut d’histoire contemporaine de l’Académie tchèque des sciences et l’Université Paris-Nanterre – 26-27/2/2020, Prague.
Un contre-rendu par Zoé Neboit, stagiaire au CEFRES
La conférence internationale « La photographie ouvrière au musée. Histoire et politique d’un patrimoine en Europe centrale » s’est tenue à Prague les 26 et 27 février 2020. Ce workshop a été organisé par Fedora Parkmann (post-doctorante à Institut d’histoire de l’art de l’Académie tchèque des sciences et au CEFRES), avec la collaboration scientifique de Christian Joschke (Université Paris-Nanterre, Paris). Les huit communications prononcées par les meilleurs spécialistes de la questionavec pour objectif de construire une réflexion collective et croisée sur la photographie ouvrière de l’entre-deux-guerres en Europe centrale, et sur son devenir depuis 1945 en tant qu’objet de mémoire et d’histoire. Chaque intervenant a contribué, avec son angle de réflexion propre, à comprendre les conditions d’émergence de cette pratique et quel rôle social lui était conféré, pour ensuite saisir comment ces images ont pu connaître une seconde vie muséale au sein des États communistes. Dans une optique plus englobante, ont été interrogées les modalités de collecte des musées historiques en Europe centrale et de l’Est, avant et après le démantèlement de l’Union soviétique, ainsi que le regard de notre société contemporaine sur ce que l’on considère comme étant des preuves matérielles du passé.
La conférence comprenait deux panels. Le premier, conduit par Christian Joschke, s’attachait aux photographies en contexte changeant. Quant au second, présidé par Petra Trnková, il s’est centré sur les pratiques institutionnelles. La diversité des intervenants – aussi bien des universitaires, des chercheurs, que des conservateurs et représentants d’institutions d’art et d’histoire à travers l’Europe – a permis de croiser des réflexions et des approches hétérogènes. Cette variété a pu donner lieu à une multitude de questionnements et d’échanges riches entre les intervenants et le public.
Le workshop s’est ouvert sur la conférence inaugurale de Christian Joschke How German Communists Invented French Radical Photography. Regards and Arbeiter Illustrierte Zeitung (1928-1936), consacrée aux conditions d’apparition de la photographie ouvrière dans le cadre de revues illustrées de gauche en Allemagne et en France à la fin des années 1920 et au début des années 1930, ainsi que ses caractéristiques. Un des éléments-clé caractérisant ces photographies, mentionné par Christian Joschke, et qui est revenu à plusieurs reprises lors des autres interventions, est le statut amateur des photographes. Ces derniers fournissaient les revues en images visant à dévoiler les conditions de vie et de travail des travailleurs. Par cela, la photographie se voulait véritable « arme de classe ». La réflexion a également porté sur les réseaux entre les cercles communistes allemands, français, et leur lien avec l’URSS et ses institutions, alors que le processus de monopolisation des associations de photographes conduit par Staline avait mis fin au mouvement de la photographie ouvrière dès les années trente. Cette première intervention a suscité un échange animé, dont une discussion sur le problème terminologique et le choix de reprendre comme tel le vocabulaire politique desdites revues communistes. Mais plusieurs questions se sont également posées sur la poursuite des pratiques journalistiques et photographiques de l’entre-deux-guerres après 1945.
Cette discussion inaugurale a ainsi ouvert des questionnements qui se sont vus enrichis par la série de communications de la deuxième journée. L’un des objets d’étude que nous pouvons dégager dans un premier lieu, est l’analyse des thèmes dominants des images photographiques et le propos politique qu’elles servent. Ainsi la conférence de Fedora Parkmann, The Family Photographs of Antonín Zápotocký : between Private and Public Memory a pris comme exemple les photographies faites entre 1928 et 1956 par l’ancien président de la Tchécoslovaquie communiste A. Zápotocký, qui ont connu un changement de nature dans les années 1980 lorsque les négatifs furent donnés à l’Institut du Marxisme-Léninisme. Ces dernières ont été alors exposées et mises en avant comme faisant partie de l’histoire collective du communisme, alors que beaucoup d’entre elles relevaient du domaine de l’intime. Avec une approche tout à fait différente, Anna Hejmová (Arts and Theatre Institute, Czech Academy of Sciences / Academy of Arts, Architecture and Design, Prague), s’est attachée à analyser l’iconologie spécifique de la photographie de la culture sportive en Tchécoslovaquie, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Sa conférence, Continuity and Discontinuity in the Iconology of Physical Culture Photography in the Interwar and Postwar Period a questionné la manière dont les images photographiques représentaient les évènements sportifs et les sportifs eux-mêmes, en servant un propos politique et social. Plusieurs esthétiques se rencontrent alors pour figurer les masses : l’inspiration grecque antique, le folklore tchèque, l’image traditionnelle du prolétaire.
La question du statut du photographe a également occupé une grande place durant le workshop. En effet, quand bien même il était possible d’identifier des individus dans certains cas, par exemple Antonín Zápotocký en Tchécoslovaquie, ou dans le cas hongrois décrit par Katalin Bognár (Musée national hongrois, Budapest) dans sa communication Uses of Interwar Worker Photographs in post-1945 Hungarian Public Collections, avec des photographes considérés comme artistes tels que Kata Sugár, Judit Kárász ou Emil Gyagyovszky, les auteurs étaient souvent anonymes et amateurs. Tout comme Christian Joschke l’avait soulevé dans les cas des revues allemandes et françaises, Anna Hejmová, interrogée au moment des discussions sur cette question, a également affirmé de son côté que les photographies dont il était question n’étaient presque jamais publiées avec mention de leurs auteurs. L’exemple présenté par Fedora Parkmann a justement lui aussi véritablement enrichi cette problématique, Zápotocký oscillant typiquement entre le statut d’amateur anonyme, et artiste reconnu a posteriori.
Le workshop a permis de faire dialoguer des perspectives issues de différents pays d’Europe centrale et de l’Est. Ainsi, Lucia Almášiová (Galerie nationale slovaque, Bratislava) dans sa conférence From Amateur Social Criticism to Institutional Art, a apporté un point de vue sur la spécificité slovaque dans le mouvement de la photographie sociale et sur sa conservation : point de vue nécessaire au regard de l’histoire divergente de la Slovaquie par rapport aux Pays tchèques dès 1939, et donc de la conservation desdites photographies. De la même manière, Katalin Bognár a présenté les particularités hongroises. Andreas Ludwig (Leibniz-Zentrum für Zeithistorische Forschung, Potsdam) et son sujet Contemporary Collecting in History Museums: Material Evidence or Cultural Memory as Concurring Conceptions – GDR, Sweden, West-Germany ont ouvert le dialogue aux problématiques muséographiques et muséologiques en RDA, en Suisse et en Suède.
Une des interrogations soulevées par l’ensemble des intervenants est évidemment celle de la conservation et de l’exposition de ces photographies après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a été responsable de la perte d’une quantité notable de matériaux. Cependant dans les pays devenus soviétiques, le discours communiste s’est intéressé de près à ces archives de l’entre-deux-guerres et leur a offert une place privilégiée au sein des lieux d’expositions. Ainsi, en Slovaquie, comme l’a exposé Lucia Almášiová, ces photographies ont été d’emblée traitées comme déterminantes dans les premiers ouvrages des années 1960 ayant pour objectif de retracer l’histoire de la photographie slovaque, et ont fait l’objet d’expositions dès le début des années 1970. Pareillement en Hongrie, les œuvres furent redécouvertes sous la période communiste dès les années 1950, au musée d’Histoire contemporaine et au musée du Mouvement ouvrier. Katalin Bognár s’est penchée en particulier sur l’exposition permanente de ce dernier, intitulée « L’histoire du mouvement ouvrier hongrois » de 1977, qui a utilisé les photographies ouvrières de l’entre-deux-guerres pour démontrer le contraste entre les conditions sociales de cette époque, et celles sous le régime communiste. Ce type d’utilisation à des fins idéologiques se retrouve en Tchécoslovaquie avec l’objet d’étude de Fedora Parkmann, où des photographies familiales et relevant de la sphère privée ont été mises au service de la construction d’une mémoire officielle.
Cette optique a permis d’élargir les perspectives, à la fois à la question de la représentation du contemporain dans les musées et à la problématique de la muséologie du communisme. L’intervention d’Andreas Ludwig a ainsi interrogé les mécanismes de collecte et d’exposition des musées historiques, qui en grande majorité s’ancrent dans une logique de préservation d’une mémoire. Ainsi, un objet, avant d’être exposé, se doit d’avoir vécu l’épreuve du temps, afin de pouvoir a posteriori être considéré comme digne d’une valeur culturelle. Or, en présentant des cas de pratiques de collecte muséale contemporaine en RDA, en Suède et en Suisse, cette conception « antiquaire » est questionnée. En RDA par exemple, la première tentative d’exposer du matériel contemporain date de 1946, et devient la pratique dominante dès 1949. En effet, l’objectif était de concevoir des musées présentant l’histoire du prolétariat, en mettant en avant des objets de production et de consommation. La Suède, avec le SAMDOK, structure attelée depuis les années 1970 à la récolte d’éléments du monde contemporain, et la Suisse dont les pratiques de collecte « ultra-contemporaines » remettent en question l’objet muséal, témoignent d’une logique similaire dans des contextes distincts. Cette intervention a donné lieu à une discussion collective sur le tri qualitatif des objets contemporains ainsi que sur les limites morales de la collecte.
Ces questionnements sont entrés en dialogue avec l’intervention de Françoise Mayer (Université Paul Valéry, Montpellier) : Communism in Museum: What Kind of Challenge? Cette dernière a fait le point sur la représentation actuelle du communisme dans les musées européens. Ceux-ci n’ont pas émergé dès la chute de l’URSS, puisqu’il y avait d’abord une volonté d’effacer cette mémoire, mais ces dix dernières années, trouvant un succès extrêmement rentable au sein d’un véritable tourisme du communisme. On trouve ainsi le Musée du KGB à Prague, la Maison de la Terreur à Budapest, ou encore le Musée de la RDA à Berlin. Françoise Mayer a interrogé la pertinence de ces musées, qui semblent soit vouloir transmettre une expérience basée sur l’émotion, soit recréer une image de la vie quotidienne basée sur des objets présentés comme authentiques. En parallèle, Čeněk Pýcha (Institut pour l’étude des régimes totalitaires, Prague) a apporté un élément de réponse dans son intervention Museum of the Working Class Movement for the 21st Century. Il a ainsi présenté le projet du musée National tchèque : valoriser les collections des anciens musées communistes tchécoslovaques, le musée Klement Gottwald, le musée Vladimir Ilyich Lenin et le musée Julius Fučík, dont les photographies, et les présenter à un public contemporain. L’idée est à la fois d’exposer les matériaux comme objets d’histoire, et de rendre compte de la muséographie de ces institutions disparues.
Ce workshop a permis de confronter des perspectives plurielles et de fournir une vue d’ensemble sur la photographie ouvrière de l’entre-deux-guerres, et sur la manière dont elle a été conservée et présentée dans les pays du bloc de l’Est depuis la seconde moitié du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui. Les nombreux et riches échanges nés des interventions ont également alimenté une réflexion novatrice sur ce sujet éminemment actuel.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Claire Madl (13 mars 2020). La photographie ouvrière au musée. Forum Recherche du CEFRES. Consulté le 13 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mi93