Michaela Passini : L’œil et l’archive. Une histoire de l’histoire de l’art, Paris, La Découverte, 2017
compte rendu par Adéla Klinerová (EPHE / FF UK)
Michaela Passini est ancienne élève de l’École normale supérieure de Pise et elle est actuellement chargée de recherche au CNRS, à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine. Elle est spécialiste de l’histoire de l’histoire de l’art, précisément le sujet du livre, et spécialiste aussi de l’histoire des musées et du patrimoine. L’œil et l’archive est sa troisième publication à titre individuel, après La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne (1870-1933) et La correspondance allemande d’Eugène Müntz. Aux origines de l’institutionnalisation de l’histoire de l’art, parus tous les deux en 2012. Leurs sujets étant proches, ces deux ouvrages résonnent dans certains chapitres de L’œil et l’archive, lorsque l’auteur retrace l’histoire transnationale de l’histoire de l’art : elle s’interroge sur l’histoire et l’évolution de la discipline depuis son institutionnalisation dans le dernier tiers du XIXe siècle, jusqu’au moment de sa refonte dans les années 1970.
Il s’agit ici d’une œuvre synthétique et très ambitieuse. Il est à souligner qu’une telle synthèse manquait jusqu’ici dans l’historiographie française contemporaine. Nous pouvons nous référer à l’ouvrage de Germain Bazin, Histoire de l’histoire de l’art de Vasari à nos jours (1986). Bazin néglige néanmoins l’histoire sociale et institutionnelle de la discipline aux XIXe et XXe siècles, qui est justement l’objet principal de l’ouvrage de Passini (6). L’auteur réussit en effet à trouver un équilibre entre l’histoire de la discipline décrite comme succession de grands personnages, ce qui est l’approche traditionnelle et dans une certaine mesure inévitable, et l’histoire de l’histoire de l’art qui met davantage en valeur les concepts et les méthodologies, le contexte historique, le réseau institutionnel et les cercles de spécialistes, plutôt que les personnages isolés.
L’oscillation de la discipline et de ses représentants entre deux pôles, deux conceptions tranchées et rivales suggérées dans le titre de l’ouvrage, « l’œil » d’un côté, « l’archive » de l’autre, représente le fil rouge de l’ouvrage. La première approche, « l’œil », souligne l’indépendance et l’autonomie des œuvres d’art et par conséquence l’importance de leur analyse purement visuelle. L’autre, au contraire, comprend l’œuvre d’art comme un objet culturel, historique, ancré dans le temps et dans l’espace, qui peut s’expliquer seulement par une étude attentive du contexte historique, social et politique de sa création et de la vie postérieure à sa réalisation.
Le processus de l’institutionnalisation de la discipline se trouve au cœur de la première partie du livre. Dans celle-ci est développé notamment le rôle fondamental de la tradition du connoisseurship et son impact sur la formation de la nouvelle discipline scientifique. L’introduction de la discipline dans les universités européennes, avec la fondation des chaires d’histoire de l’art tout d’abord en Suisse, en Allemagne et en Autriche, est également abordée. Je rappelle l’institution de la première chaire d’histoire de l’art, dont Jakob Burckhardt était titulaire, à l’école polytechnique de Zurich en 1855, et par la suite l’institution d’une autre chaire d’histoire de l’art à Bonn en 1860 avec Anton Springer ou bien encore à Vienne en 1863, dont Rudolf Eitelberger von Edelberg était titulaire.
L’une des grandes qualités de cet ouvrage est qu’il met en valeur des représentants de la discipline aujourd’hui considérés comme marginaux, voire presque oubliés, mais qui constituaient des cercles érudits à l’origine des premiers spécialistes. C’est le cas par exemple d’Eugène Müntz pour la fin du XIXe siècle, période fondatrice de la discipline. Eugène Müntz était spécialiste de la Renaissance, principalement de l’Italie, et conservateur à l’École des Beaux-Arts de Paris. Il entretenait une correspondance avec des historiens de l’art allemands et autrichiens, Heinrich von Geymüller, Hubert Janitschek, August Schmarsow, Josef Strzygowski ou encore Aby Warburg. Il a ainsi contribué au débat sur les origines et sur la nature de la Renaissance, avec notamment Louis Courajod, un autre personnage à redécouvrir (17, 29-31). Rappelons juste que ce débat ainsi que le débat sur les origines de l’art gothique ressortissaient à un discours important à l’époque sur l’appartenance nationale des différents styles artistiques. Selon son domaine de spécialisation, Michaela Passini met l’accent sur la dimension franco-allemande de ce débat. Il serait néanmoins intéressant de poursuivre cette question d’une manière encore plus approfondie tenant compte d’autres régions européennes. Puisque cette matière est extrêmement exigeante quant aux compétences linguistiques du chercheur, cela fait ainsi l’objet d’ouvrages collectifs récents consacrés explicitement à la Renaissance.
En ce qui concerne les périodes suivantes, je voudrais souligner l’effort de l’auteur de désacraliser, sans diminuer son importance, le grand personnage « désormais mythique », (189) d’Aby Warburg. Pour ce faire, Michaela Passini place son approche méthodologique dans un contexte plus vaste et réintroduit ses contemporains même lorsqu’ils sont aujourd’hui beaucoup moins considérés, comme Frederick Antal et Jacques Mesnil, deux représentants de l’histoire sociale de l’art et spécialistes de la Renaissance italienne.
Mentionnons aussi que l’auteur aborde quelques thématiques de l’historiographie de l’histoire de l’art jusqu’ici peu étudiées, comme par exemple l’entrée en scène des femmes historiennes de l’art. Bien qu’elles figurent parmi les étudiants en histoire de l’art dès le tournant des XIXe et XXe siècles, les femmes attendirent l’entre-deux-guerres pour affirmer leur position dans les réseaux professionnels de l’histoire de l’art. Ce processus a particulièrement été étudié dans le contexte italien par Maria Mignini. C’est en effet en Italie que les historiennes de l’art diplômées réussissent à accéder à un statut professionnel, tandis qu’en France cela restait très rare (115). Leurs interventions lors des congrès internationaux d’histoire de l’art servent également d’indicateur de la visibilité des femmes dans le domaine de l’histoire de l’art. Si aucune historienne ne prend la parole avant la fin de la Grande Guerre, le XIe congrès international tenu à Paris en 1921 voit la participation de vingt-quatre conférencières (notamment américaines, françaises et italiennes) sur un total de cent cinquante-trois intervenants (114).
Cet ouvrage synthétique, qui couvre une large période et un terrain assez vaste, dépasse le niveau d’un aperçu général et d’un panorama de l’évolution de la discipline. Le texte est basé sur l’étude attentive et l’analyse de nombreux textes et documents inédits, en particulier la correspondance de quelques acteurs, comme par exemple d’Eugène Müntz. L’auteur s’intéresse majoritairement à l’impact de certains textes de référence en histoire de l’art, à l’appropriation de textes allemands en France et français en Allemagne, à la circulation des savoir-faire, des méthodes et des connaissances. Elle questionne également les formes d’écriture en histoire de l’art, en examinant des réécritures et traductions des ouvrages clés de la discipline, ce qui permet de saisir les nuances entre le texte original et ses variantes. Passini applique ce genre d’étude par exemple aux textes d’Erwin Panofsky, à ses Essais d’iconologie et leur évolution vers l’ouvrage iconique, L’œuvre d’art et ses significations paru en 1955, une vingtaine d’années après la parution de l’article original (239).
Ouvrage d’érudition, le livre de Passini n’en reste pas moins accessible à un public de non spécialiste qui porterait son intérêt vers l’art ou bien l’histoire. La troisième partie du livre qui traite la période de l’après-guerre jusqu’aux années 1970 met enfin en valeur le caractère interdisciplinaire de l’histoire de l’art puisqu’il traite du cercle d’Aby Warburg, du personnage d’André Chastel mais aussi d’Ernst Hans Gombrich, ce dernier ayant beaucoup contribué à la popularisation de l’histoire de l’art.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Claire Madl (28 août 2018). Michaela Passini : L’œil et l’archive. Forum Recherche du CEFRES. Consulté le 13 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mi8f